La régie intéressée : un outil méconnu de gestion d’un service public local
(22 avril 2024 ; Maîtres Aurélien JEANNEAU, avocat au barreau de Bordeaux,et Donatien de BAILLIENCOURT, avocat au barreau de Paris)
Si, classiquement, deux types de contrats publics coexistent : les marchés publics et les concessions[1], il s’avère que, tout en se conformant à ces deux catégories qui se démarquent notamment par leurs procédures de passation, le droit de la commande publique se compose d’un nuancier de conventions qui répondent à un besoin plus ou moins fort du commanditaire public d’externaliser une prestation.
En effet, au gré des circonstances, l’acteur public peut avoir la charge d’un nouvel équipement (tel un centre de recyclage) pour lequel il n’a pas ou n’a plus d’expérience de gestion. Dans d’autres hypothèses, souhaitant déléguer une activité de service public qu’il a longtemps gérée en régie directe, il peut vouloir tester préalablement une solution intermédiaire d’externalisation. Il peut aussi se faire que l’acteur public cherche un nouveau souffle pour un équipement commercial (comme une halle de marché) ou bien encore que, pour diverses raisons, un délai trop bref le sépare d’une mise en service idéale pour une saison donnée (par exemple, pour une piscine extérieure ou un système de remontée mécanique).
Autant de cas qui s’inscrivent dans une logique transitoire, où la solution de la régie intéressée, sans doute trop souvent délaissée, peut être envisagée.
La régie intéressée se définit comme un contrat par lequel le commanditaire public confie la gestion d’un service public à un cocontractant, lequel gère ce service « pour le compte » du commanditaire public.
Autrement dit, le cocontractant « perçoit les redevances pour service rendu auprès des usagers et, de manière générale, effectue les opérations de recettes et de dépenses pour le compte de la collectivité (d’où son nom de régisseur) puis lui reverse la totalité des sommes perçues. Sa rémunération lui est ensuite versée, en contrepartie de ses missions, directement par la collectivité elle-même. Cette rémunération comprend une partie fixe destinée à couvrir les frais de fonctionnement (dépenses de personnel, etc.) et une partie variable, un « intéressement » (d'où le nom de régie « intéressée ») lié aux performances de l'exploitation (déterminées selon des critères fixés au contrat : augmentation du chiffre d'affaires, hausse de la productivité, etc.) »2.
Selon son équilibre économique et plus particulièrement la part du risque d’exploitation supporté par le régisseur, la régie intéressée peut relever soit de la qualification de marché public3, soit de celle de concession4.
Le plus souvent, les contrats de régie intéressée correspondent à des délégations de service public conclues sous forme d’affermage. C’est d’ailleurs sous ce prisme que ce type de contrat est étudié par la doctrine. A tel point qu’une partie de celle-ci, certes minoritaire, considère même que la régie intéressée ne pourrait pas relever du régime des marchés publics5.
Mais la notion de gestion « pour le compte » du commanditaire public permet déjà de distinguer la situation du régisseur de celle du concessionnaire qui agit pour son propre compte à ses risques et périls6.
En fait, la régie intéressée constituera un marché public si le régisseur ne subit pas le risque fondamental d’une concession, c’est-à-dire celui de supporter les pertes d’exploitation consécutives aux aléas du marché[7]. Lorsque le cocontractant n’encourt que des risques limités et que l’intéressement prévu dans le contrat n’est pas de nature à rendre la rémunération comme substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation de l’activité, le contrat de régie intéressée sera considéré comme un marché public8.
Si le contrat de régie intéressée relève de la catégorie des marchés publics et si la mission du régisseur porte sur la gestion d’un équipement comprenant tout à la fois des prestations d’exploitation et de maintenance, la personne publique devra veiller à justifier de l’absence de recours à l’allotissement, en ayant recours par exemple à la dérogation au principe de l’allotissement énoncé à l’article L. 2113-10 alinéa 1er du code de la commande publique lorsque « la dévolution en lots séparés est de nature à restreindre la concurrence ou risque de rendre techniquement difficile ou financièrement plus coûteuse l'exécution des prestations »9.
Outre le fonctionnement financier déjà évoqué lors de la définition de la régie intéressée, ce type de contrat présente des caractéristiques particulières.
La régie intéressée implique un important contrôle budgétaire qui s’explique par le rôle de régisseur ainsi donné au cocontractant de l’acteur public.
Pour les communes, ce contrôle budgétaire, régi par les articles R. 2222-1 et suivant du code général des collectivités territoriales, est même mensuel.
Le régisseur intéressé devra ainsi fournir à la commune les comptes détaillés de ses opérations[10], qui seront examinés par une commission de contrôle lorsque celle-ci doit être créée par la commune au-delà d’un seuil de 75 000 € de recettes de fonctionnement perçues11.
Ces comptes détaillés, ainsi que les rapports des vérificateurs et de la commission de contrôle, doivent être joints aux comptes de la commune pour servir de justification à la recette ou à la dépense résultant du règlement de compte périodique12.
La convention de régie intéressée devra par ailleurs déterminer :
- les modalités de liquidation et de mandatement de la rémunération du régisseur intéressé par la commune et, s’il y a lieu, les conditions du versement d'avances ;
- la transmission au moins mensuelle par le régisseur intéressé à la commune de l’état des charges et des produits, globalisés par compte et par nature, résultant de la régie intéressée ; état au vu duquel l’ordonnateur émettra après contrôle les titres de recettes et les mandats de dépenses et intègrera ces opérations de la régie intéressée à la comptabilité de la commune ;
- la transmission au moins mensuelle à la commune de toutes les pièces utiles pour l’exercice, le cas échéant, de ses droits à déduction de la taxe à la valeur ajoutée acquittée au cours du mois au titre de l'activité de la régie intéressée ;
- les modalités de reversement des fonds disponibles de la régie intéressée dans la caisse du comptable public ;
- les modalités de contrôle du régisseur intéressé par la commune13.
Dans l’hypothèse où la régie intéressée porte sur un service public industriel et commercial, la commune ne devra omettre de créer préalablement une régie autonome au sens des articles L. 2221-1 et suivants du code général des collectivités territoriales.
Selon la doctrine fiscale, dans l’hypothèse correspondant au contrat de régie intéressée, la collectivité est l’exploitante du service et reste seule redevable à ce titre, lorsqu'il y a lieu, de la TVA. Le cocontractant régisseur est alors considéré, pour l’application de la TVA, comme un prestataire de services de la collectivité et sa rémunération est soumise à la TVA14.
Le régisseur n’étant ni l’exploitant fiscal, ni même le maître d’ouvrage des travaux réalisées concomitamment et nécessaires au service public faisant l’objet de la régie intéressée, c’est à la collectivité publique qu’il appartiendra d’opérer une déduction de TVA des dépenses de la régie sur celle qu’il a collectée pour sa mise en œuvre15.
S’agissant du personnel apporté ou engagé par le régisseur intéressé, l’acteur public doit prendre en considération que tout mode de gestion externalisé d’un service public implique un risque de reprise du personnel à l’issue de l’externalisation, notamment s’il y a transfert de l’entité économique, conformément à l’article L.1224-3 du code du travail.
Cependant, le risque de reprise du personnel encouru par l’entité publique semble moindre lorsque la régie intéressée prend la forme d’un marché public, dans la mesure où l’achèvement de la prestation externalisée sous cette forme n’implique pas, en principe, un transfert de l’entité économique. Le cas échéant, pour tenter de réduire le risque de reprise du personnel, la convention devra prévoir que la part fixe de rémunération du régisseur couvre au moins l’ensemble de ses charges du régisseur, dont les frais de personnel nécessaire à la gestion du service considéré.
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1. Livre I de la première partie du code de la commande publique.
2 J.-B. VILA, Dalloz, Encyclopédie des collectivités locales, Notion de contrat de délégation de service public, chap. 2, § 52 et s.
3 En vertu de l’article L. 1111-1 du code de la commande publique, « un marché est un contrat conclu par un ou plusieurs acheteurs soumis au présent code avec un ou plusieurs opérateurs économiques, pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services, en contrepartie d'un prix ou de tout équivalent ».
4 L’article L.1121-1 du Code de la commande publique, qui définit le contrat de concession, précise que le concessionnaire doit se voir transférer un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, et que « la part de risque transférée au concessionnaire implique une réelle exposition aux aléas du marché, de sorte que toute perte potentielle supportée par le concessionnaire ne doit pas être purement théorique ou négligeable. Le concessionnaire assume le risque d'exploitation lorsque, dans des conditions d'exploitation normales, il n'est pas assuré d'amortir les investissements ou les coûts, liés à l'exploitation de l'ouvrage ou du service, qu'il a supportés ».
5 MM. LINOTTE et SENO, Pérennité et spécificités de la régie intéressée, AJDA, 2012, p.1443.
6 v. concl. FOUQUET sous CE, 21 octobre 1985, Société des transports automobiles Michel Delattre, AJDA, 1986, p. 105.
7 M. MALLAVAUX, La régie intéressée et le droit des concessions : une destinée identique à la gérance ?, JCP Administration et collectivités territoriales, 2018, p. 2248.
8 TA Besançon, 26 novembre 2001, Communauté de communes Val de Morteau, n°01/1800, in AJDA, 2002, p. 138 : « Considérant qu'il résulte de l'instruction que si le contrat envisagé a pour objet de confier, selon la formule juridique de la régie intéressée, l'exploitation du centre nautique et de loisirs à un opérateur privé, ce qui implique que celui-ci soit substitué à la collectivité comme interlocuteur direct du public concerné, le mode d'intéressement du cocontractant de l'administration ne fait dépendre qu'à la marge sa rémunération de l'efficacité de sa gestion et des résultats qu'il aura obtenus ; que, notamment, le prix sur lequel les parties sont appelées à se mettre d'accord ne recevra qu'une modulation à la baisse au maximum de 10 % dans l'hypothèse où les prévisions de résultats ne seraient pas obtenues, toute amélioration des résultats obtenus devant d'abord bénéficier à la collectivité, et seulement au-delà de 10 % entraîner une modulation à la hausse du prix convenu, sans que les conditions économiques de l'exploitation puissent raisonnablement laisser supposer que l'exploitant pourrait tirer de l'efficacité de sa gestion une part substantielle de sa rémunération ; que, par ailleurs, l'essentiel des paramètres de la gestion, et notamment la fixation des tarifs, dépend de décisions prises par la communauté de communes ; qu'un tel contrat, dans lequel le cocontractant, à raison de sa gestion, n'encourt que des risques limités et ne peut bénéficier que d'un intéressement limité aux résultats constitue, non une délégation de service public, mais un marché public, régi par le Code des marchés publics ».
9 Article L. 2113-11 2° du code de la commande publique.
10 Article R. 2222-1 du CGCT.
11 Article R. 2222-3 du CGCT.
12 Article R. 2222-4 du CGCT.
13 Article R. 2222-5 du CGCT.
14 BOFiP, BOI-TVA-CHAMP-10-20-10-10, § 93.
15 M. MALLAVAUX, La régie intéressée et le droit des concessions : une destinée identique à la gérance ?, JCP Administration et collectivités territoriales, 2018, p. 2248.